Mondialisation et économie : l’urgence de refonder un
écosystème économique assaini
Une opportunité pour
l’Afrique
Par Eugène
WOPE
Les dirigeants politiques des pays les plus développés semblent impuissants face à la grave crise économique qui
menace la stabilité du monde. Une crise protéiforme (monétaire, financière, bancaire, écologique) qui pose de manière brutale la question de la pertinence des choix ayant conduit à la forme
actuelle du système économique mondial.
Les sociétés humaines initialement compartimentées en ensembles politiques (nations), sphères culturelles, entités
géographiques, ont évolué vers une intégration globale, à l’échelle planétaire, dont les effets demeurent incertains. S’il n’est pas question de remettre en cause ce processus de mondialisation
en lui-même – inévitable du fait notamment des progrès techniques - il apparaît cependant que la manière dont il s’effectue peut avoir des effets plus ou moins bénéfiques sur les
individus.
Ce processus de mondialisation, qui a commencé au 15e siècle avec notamment l’acquisition de la capacité de
se projeter au loin grâce à la maitrise de la navigation maritime au long cours, s’est accéléré au cours des dernières décennies du fait de deux évolutions structurantes :
-
L’essor des nouvelles technologies de l’information et de la communication (en particulier du téléphone portable et
de l’Internet). Il se traduit par une réduction considérable des distances et des différences, et une unification de la vie à l’échelle de la planète.
-
La généralisation du capitalisme néolibéral [1] qui s’est transformée en marche triomphale avec l’effondrement du
bloc communiste à la fin des années 1980. La vision néolibérale du monde se fonde sur l’importance du (libre) marché et sa capacité intrinsèque à générer de la croissance économique ainsi qu’à
trouver un équilibre de fonctionnement profitable à tous et produisant une répartition juste des fruits cette croissance (sous-entendu seuls les individus non méritants ne parviendront pas à en
profiter). Elle se traduit par une dérégulation complète de l’activité économique et par une réduction drastique du rôle de l’Etat (ou de toute autre institution indépendante pouvant être dotée
d’un pouvoir de réglementation). Cette doctrine politico-économique est bien résumée par cette formule lapidaire que le président américain Ronald Reagan, fraichement élu, a prononcé lors de
son discours d’investiture le 20 janvier 1980 : « l'État n'est pas la solution à nos problèmes... L'État est le problème ».
Cet article s’attache à analyser les effets de cette mondialisation marquée par la généralisation du libre marché, sur
la situation économique des pays et sur les peuples. Il ne traite pas des doctrines politiques qui l’ont accompagnée, dont l’expression la plus spectaculaire est sans doute apparue avec la montée
en puissance des néoconservateurs américains au tournant des années 1980, avec des conséquences parfois tragiques comme dans le cas de la deuxième guerre d’Irak.
Il paraît clair aujourd’hui que l’écosystème politico-économique mondial souffre de graves déséquilibres structurels,
qui doivent être corrigés afin de prévenir les risques d’un emballement incontrôlable conduisant à une déstabilisation globale de la planète aux conséquences imprévisibles. Cette nécessité d’une
refondation apparaît dans un contexte mondial où les peuples prennent de plus en plus conscience d’avoir un intérêt commun à préserver l’équilibre de la planète ; où la démonstration est
faite que la seule puissance militaire ne suffit pas pour imposer un point de vue, et que celle-ci doit prendre en compte la concertation avec les peuples ; où cette concertation nécessaire
donne à ces peuples une opportunité d’expression de leurs différentes sensibilités et conceptions du monde, et par ce biais d’impulser un renouvellement et un enrichissement de la conception de
la modernité qui n’est plus exclusivement européenne et occidentale. En particulier, l'Afrique a certainement un rôle important à jouer, en revalorisant par exemple la dimension sociale et le
rapport à la nature qu'elle a su développer et affirmer au fil des siècles.
Avant d’exposer des options pouvant permettre de poser les bases d’un fonctionnement économique et politique plus
viables à l’échelle de la planète, arrêtons nous d’abord sur les mécanismes ayant conduit aux crises répétées du système monétaire et financier (les causes), puis examinons les problèmes
structurels qui en sont issus (les effets et conséquences).
DES CAUSES.
Les crises économiques sont apparues avec un caractère systémique à la suite du mouvement de libéralisation de la
finance. Celui-ci a pris son essor au tournant des années 1960, avec le succès des théories corrélant cette libéralisation financière avec la croissance économique. De manière schématique, la
libéralisation financière se traduit par une dérégulation des activités de financement de l’économie (mouvements de capitaux, prix, suppression des frontières entres activités et entre actifs …).
Jusqu’au début des années 2000, et au cours des 30 années précédentes, la libéralisation financière comme accélérateur de la croissance économique a été le mot d’ordre des plus hautes instances
économiques (F.M.I, Banque mondiale, O.C.D.E notamment). Le marché est alors tenu pour infaillible par de nombreux économistes, il est en tout cas présumé plus apte que les interventions massives
de l’Etat à assurer une autorégulation permettant d’obtenir équilibre, croissance et plein emploi.
Ce mouvement de déréglementation franchit 2 étapes décisives avec :
-
La libéralisation du marché des changes (mars 1973). L’abandon de la fixité des taux de change des diverses monnaies
par rapport à l’étalon dollar concomitamment avec l’abandon par l’administration Nixon du rattachement nominal du dollar à l’or, signent de fait la fin du système de Bretton Woods [2] qui avait
pourtant régi avec un certain succès le système économique mondial au cours de la période dite des Trente Glorieuses (1945-1974), période marquée par une forte croissance économique et
l’opulence du monde occidental . Cette double sécurité permettait d’une part de contenir dans une certaine mesure la tentation du gouvernement Américain d’utiliser inconsidérément la planche à
dollar pour financer son économie avec le risque de susciter et propager de l’inflation à toute l’économie de la planète, et d’autre part de limiter la volatilité des cours de change qui
compliquent les prévisions économiques.
-
La libéralisation du marché des obligations, qui a pris son ampleur au tournant des années 1980. Les Etats sont
conduits à se financer sur le marché comme n’importe quelle entreprise au lieu de s’adresser à une banque centrale, et sont ainsi soumis aux variations incontrôlables de taux d’intérêt et de
taux de change imposées par un marché devenu tout puissant et qui leur laisse peu de marge de manœuvre.
Cette approche néolibérale de l’économie s’oppose à la vision d’un libéralisme plus classique, d’essence keynésienne
[3], dans laquelle l’Etat a un rôle à jouer dans le domaine économique (notamment dans le cadre d’une politique de relance), les marchés livrés à eux-mêmes ne conduisant pas forcément à l’optimum
[4]. Pour les tenants de cette nouvelle approche libérale, toute régulation financière est une menace pour la liberté d’entreprendre et une entrave à la croissance économique. Les effets
bénéfiques sur l’individu (en termes d’emploi et de pouvoir d’achat) et sur un pays (en termes de balance commerciale) ne sont plus considérés comme des éléments d'évaluation de la validité de ce
modèle de société, ils sont érigés de manière arbitraire en conséquence logique, naturelle et automatique d’un modèle néolibéral accompli dans sa plénitude. Sauf qu’il est impossible aujourd’hui
de démontrer une corrélation entre la libération financière et la croissance économique, et même simplement de démontrer que cette libéralisation soit nécessaire. L’exemple des Trente Glorieuses
montre même qu’un certain niveau de contrôle des opérations financières par les pouvoirs publics n’est pas incompatible d’une prospérité économique.
Ce mouvement de dérégulation financière a profondément marqué le paysage économique mondial, et produits quelques
effets indésirables dont :
-
le développement de la spéculation financière comme instrument privilégié de production du profit, à travers
notamment les produits dérivés,
-
la mauvaise redistribution des fruits de la croissance économique,
-
une certaine atrophie des secteurs industriels traditionnels (dans les pays anciennement industrialisés) victimes du
déplacement massif des capitaux vers les activités financières plus rémunératrices.
Les produits dérivés (CDS, CDO …) [5], qui sont des sortes d’assurance qu’on prend pour se protéger de la volatilité
des cours de la bourse, et plus généralement les transactions financières, ont pris une place démesurée dans l’économie, au point de réduire la part de l’économie réelle (production de biens et
services) à moins de 2% du volume total des montants financiers échangés dans le monde aujourd’hui [6]. Ce sont des produits hautement spéculatifs, émis par les grandes banques à hauteur de
montants globaux dépassant de très loin la richesse réelle dont elles disposent (fonds propres), et dont les variations devenues incontrôlables mettent en péril tout l’édifice financier mondial.
Un tel modèle spéculatif n’a de chance de fonctionner (dans un équilibre instable) que dans le cadre d'une croissance continuelle. Beaucoup ont cru à tort qu'un tel cycle de croissance infinie
soit possible, croyance évidemment erronée (autant que la croyance en l’alchimie et à la transmutation des métaux en or!).
L’altération des mécanismes de redistribution des fruits de la croissance se traduit notamment par le fait que
lorsqu’une société gagne de l’argent, celui-ci est distribué prioritairement et majoritairement en dividendes à ses actionnaires, et très peu en salaires aux employés productifs ;
lorsqu’elle en perd, mettant au passage des milliers de personnes au chômage, c’est en dernier ressort l’Etat et donc le contribuable qui règle la note. A cela il convient d’ajouter l'avidité de
l’élite politique et des grandes entreprises cotées en bourse, gavée de bonus et d’augmentations salariales vertigineuses, qui accentuent les inégalités entre une minorité de riches dont les
revenus ne cessent de croître et une majorité acculée dans la précarité et la pauvreté. Ce système, qui a établit et légitimé la captation de l’essentiel de la richesse produite par une minorité
détentrice du capital, fonctionne au détriment de la classe moyenne. Pour cette dernière, les mécanismes d’ascension sociale à travers la redistribution des richesses produites ne jouent plus,
conduisant à un déclassement de plus en plus massif des travailleurs - fragilisés par la contraction de leurs revenus conjuguée à l’instabilité de l’emploi - vers les couches sociales basses et
paupérisées. Ce phénomène s’observe aujourd’hui dans la société américaine et dans les pays industrialisés d’Europe. Cet affaiblissement de la classe moyenne présente un grave danger, la
croissance en volume et en niveau de revenu de la classe moyenne constituant un facteur clé du dynamisme d’une société. « Le libre marché n'équivaut
pas à une permission de prendre tout ce que vous voulez de tous ceux que vous pouvez », cette déclaration du président américain Barack Obama en personne, représentant de l’économie la
plus libérale qui puisse être, indique sans doute qu’un seuil de tolérance est franchi, et qu’un minimum de contrôle s’avère nécessaire pour obtenir un système permettant d’apporter la prospérité
au plus grand nombre.
Notons enfin que le rétrécissement de l’activité industrielle classique, créatrice de biens économiques réels qui
seuls peuvent assurer la stabilité et la survie à long terme, introduit un déséquilibre structurel qui n’est plus tenable.
AU DESEQUILIBRE STRUCTUREL.
Les manifestations les plus graves de ce désordre sont liées à la destruction des emplois et au transfert du pouvoir
de la sphère politique vers les marchés et les détenteurs du capital.
Délocalisation et destruction des
emplois.
La recherche d’une rémunération toujours plus élevée du capital a conduit les entreprises des pays occidentaux à
délocaliser massivement leurs usines vers les pays à bas coûts salariaux, profitant d’un marché et d’une production industrielle mondialisés. Cette délocalisation se traduit par la
désindustrialisation de l’occident qui s’accompagne d’une destruction accélérée des emplois. Ces conséquences désastreuses ont été longtemps minimisées, pour les principales raisons
suivantes :
-
La croyance que la baisse des prix des produits importés des pays à bas
coûts génère une augmentation mécanique du pouvoir d’achat profitable à tous.
-
La spécialisation technologique comme facteur concurrentiel différenciant
permettant de compenser par l’exportation de produits à haute valeur ajoutée (donc vendus plus chers) le manque à produire généré par la délocalisation des usines
traditionnelles.
La pertinence de ces arguments est remise en cause par la flambée du chômage dans les pays
désindustrialisés, et par des pressions à la baisse que cette conception de la mondialisation engendre sur les salaires de la classe moyenne. La délocalisation ne s’étant pas accompagnée d’une politique efficace de reconversion des salariés mis au chômage vers des emplois plus qualifiés, elle provoque
un vrai désastre social. La frange de la population peu qualifiée, déjà fragile, voit les possibilités d’emploi disparaître, et le risque de précarisation augmenter. Si la spécialisation
technologique peut apporter momentanément une réponse à la compétition des nouveaux acteurs industriels issus des pays émergeants, elle ne met pas à l’abri
éternellement. L’information et la connaissance se mondialisant elles aussi, cette évolution met à terme à la portée de tout pays organisé de manière adéquate, n’importe quelle technologie
humaine, même la plus pointue. Les sociétés occidentales développées, qui ont longtemps bénéficié des facilités du libre échange et de l’absence de barrières douanières lorsqu’elles étaient
seules à prospérer, doivent se préparer à faire face à la concurrence aigüe de ces nouveaux acteurs à l’appétit d’autant plus aiguisé qu’ils aspirent eux-aussi à gouter aux bienfaits de la
croissance économique. Ces difficultés semblent insurmontables pour des sociétés anciennement industrialisées qui, à l'exception notable de l'Allemagne et du
Japon, auront tout misé sur le tertiaire (les services), en permettant le démantèlement massif de leurs usines, lesquelles constituent en fin de compte le véritable
moyen permettant de produire durablement de la croissance, et non une simple redistribution par transfert de la richesse des masses vers une minorité contrôlant le capital. A moins d’entreprendre
un réexamen critique des bénéfices réels de la mondialisation sur la croissance et la redistribution du pouvoir d’achat, et d’engager les mesures correctives permettant d’en atténuer les
excès.
Enfin, la baisse des prix liée à la mondialisation, bien que réelle, ne saurait être un argument car même moins chers,
les produits restent inaccessibles à des individus sans revenu. Cette baisse se traduit le plus souvent par une accumulation chez des personnes qui jouissent déjà d’un pouvoir d’achat (par
exemple achat de plusieurs automobiles là où une aurait suffi …).
Transfert du pouvoir des politiques aux
financiers.
La montée en puissance des marchés régis par les seules lois du libre
échange à conduit à la concentration d’un pouvoir croissant entre les mains des détenteurs de capitaux (les banques notamment), qui échappe peu à peu à tout contrôle y compris au contrôle de
l’Etat. La conséquence logique est un transfert progressif du pouvoir de décision de la classe politique vers le monde de la finance, conduisant fatalement la
société (vue comme espace collectif d'organisation de la vie des individus) à une catastrophe du fait de la confusion des rôles entre ces deux catégories d’acteurs.
Contrairement au politique dont la vocation est de gérer la société dans l'intérêt général, le financier est
exclusivement intéressé par la recherche de son profit, et il n’hésite pas à réaliser ce profit même lorsque cela se fait au détriment de l'intérêt collectif (il ne s’agit pas d’un jugement de
valeur, la préservation de l’intérêt général n’est simplement pas dans sa vocation). Il ne recherchera pas à redistribuer équitablement la richesse produite entre les acteurs de cette production,
si rien ne l’y oblige.
Un encadrement de l’activité économique s’avère donc nécessaire, les acteurs économiques ne pouvant trouver en
eux-mêmes la motivation nécessaire pour se contrôler et limiter leurs excès. Il est nécessaire que le pouvoir politique (l’Etat) retrouve les capacités de décisions suffisantes pour rééquilibrer
le fonctionnement des marchés en faveur d’une meilleure protection des travailleurs et des consommateurs. Il paraît opportun à ce point de notre exposé, d’énoncer deux évidences qui ne sont sans
doute pas suffisamment rappelées :
-
Si la production des richesses ne peut se faire sans les capitaux, ces capitaux eux-mêmes ne peuvent produire des
biens économiques réels (génératrices de croissance) qu’avec le travail des individus (l’utilisation spéculative des capitaux génère essentiellement un simple transfert de richesse au bénéfice
des détenteurs de ces capitaux).
-
Le profit ne saurait se justifier au détriment de l’intérêt collectif et de l’équilibre de la planète.
Notons enfin que l’homme politique tire sa légitimité du choix des citoyens à travers le jeu démocratique, il rend
compte à ces derniers qui peuvent en principe le démettre. Les détenteurs de capitaux, qui contrôlent les marchés dont les peuples subissent la loi très souvent à leurs dépends, ne représentent
qu’eux-mêmes (leurs propres intérêts). Il est par conséquent suicidaire de maintenir ce système dans lequel les marchés exercent autant d’influence sur la société en dehors de tout
contrôle.
MODELE DE SOCIETE EN CAUSE.
Les désordres engendrés par cette mondialisation régie par la libéralisation financière et économique rendent ce
système intenable en l’état. Plus fondamentalement, il s’impose la nécessité de reconsidérer le modèle de société actuel, défini à travers une vision européenne et occidentale de la modernité
marquée par le triomphe de l’individualisme et de l’hédonisme.
Cet individualisme conduit à la déconstruction de tous les repères, au nom de la liberté individuelle, du droit de
choisir. Mais choisir quoi au juste ? Comment peut-on être sûr qu’un choix n'est pas influencé par la pensée dominante du
moment? Comment un individu peut-il être sûr d’avoir les moyens de protéger "sa liberté de choix" face à ce qu'on doit considérer comme l'intrusion et la dictature de la publicité et du tout
communiquant imposé par les nouvelles technologies ? Cet hédonisme consacre le triomphe de l’instantanéité, de la forme sur le fond, la culture de
consommation, le refus de toute forme de contrainte : culture du jetable, accumulation de biens matériels, recherche de la perfection physique (via
notamment la chirurgie esthétique), relativisation rampante des mœurs ...
Il n’est évidemment pas question ici de remettre en cause les bienfaits du
progrès et de la modernité en soi, il s’agit de reconsidérer la conception européenne et occidentale de cette modernité fondée notamment sur des choix de société dont l’universalité est remise en
cause (le lecteur est invité à se reporter aux nombreux débats agitant actuellement la société occidentale : rapport à la religion, orientation sexuelle, choix du genre, la place de la
femme, le rapport homme/femme, notion de viol conjugal, remise en cause de l’usage de l’appellation « Mademoiselle », rapport à l’enfant …).
Le triomphe électoral des partis islamistes dans les pays arabes récemment
libérés du joug de la dictature est un signe qui ne trompe pas à cet égard. Les motivations de ce vote en faveur des partis islamiques ne sont pas uniquement religieuses, elles traduisent sans
aucun doute un rejet de toutes les compromissions des régimes en place et des excès de la mondialisation (économique aussi bien que culturelle). C’est un parti pris réducteur que de considérer à
priori que le vote en faveur d’un parti religieux traduit nécessairement un retour à l’obscurantisme des temps anciens [7] et un risque pour les libertés et la bonne gouvernance. Cette méfiance
est telle en occident que chaque fois qu’un pays a voté librement en faveur d’un parti islamiste, dans des élections parfaitement régulières, de nombreuses voix se sont aussitôt élevées pour
disqualifier ces élections et jeter de la suspicion sur les intentions des vainqueurs, comme dans le cas du Front islamique du salut (FIS) en Algérie au début des années 1990, du Hamas [8] en
Palestine en 2006, et maintenant de la Tunisie et de l’Egypte.
Pour revenir à l’angle économique de cette analyse, il convient de
remarquer qu’aucune relation de causalité n’a pu être établie entre la religion et la croissance économique. Au sein de l’Europe elle-même, des partis politiques d’inspiration chrétienne
(démocratie chrétienne) ont contribué à la modernisation de la société et au progrès économique, par exemple dans la Bavière allemande, en Flandre belge ou dans la Vénétie italienne. La société
israélienne fonctionne parfaitement selon des règles démocratiques (du moins pour le citoyen israélien) malgré la poussée significative de l’extrême droite religieuse dans toutes les élections
récentes. La Thaïlande bouddhiste à 95% est un dragon économique alors que la Birmanie qui partage avec elle cette même religion peine à s’extraire du sous-développement. Enfin le gouvernement
Turc, bien qu’issu du parti islamiste AKP [9] au pouvoir, est conduit par des dirigeants modernes et compétents, à l’image de son premier ministre Recep Tayip Erdogan. Ce gouvernement a su
entreprendre des réformes qui ont permis la croissance économique et la modernisation du pays. Mr Erdogan a gagné 3 fois les élections dans son pays, score que de nombreux dirigeants de pays
occidentaux envieraient, et qui devrait les inciter à réfréner avec humilité leurs ardeurs à vouloir imposer une vision unique de la modernité au reste du monde.
Les choix des autres peuples doivent être respectés, et ne doivent pas
être compris comme l’expression d’une haine de l’occident et le rejet de toute valeur portée par cette dernière. L’appropriation d’un modèle, en l’occurrence le modèle de modernité et de
démocratie défendu par l’occident, pour être harmonieuse et assumée, doit se faire dans la réinvention de ce modèle et non à travers une copie conforme. On ne saurait postuler sans soulever des
contradictions insurmontables que la modernité et la cohésion soient nécessairement antinomiques de la diversité des formes d’organisation sociales, et que par exemple la séparation de la
religion et de l’Etat soit une condition nécessaire d’accès à la modernité [10].
REFONDER UN ECOSYSTEME ECONOMIQUE PLANETAIRE
ASSAINI.
Les crises économiques répétées et les tragédies humaines provoquées par
les dérives de la mondialisation imposent la nécessité de repenser les bases du système économique planétaire, pour empêcher que l’intégration globale inévitable se fasse au détriment d’une
grande fraction de la population mondiale condamnée à la précarité et sans aucune chance de pouvoir s’élever dans l’échelle sociale. Les révolutions arabes déclenchées en Tunisie au printemps
2011 sont une réaction aux excès du système financier et du capitalisme mondialisé. Le mouvement des indignés apparu en Espagne à la Puerta del sol à Madrid, et qui
s’est étendu dans plus de 70 pays à travers le monde y compris en Israël et à Wall Street, en est directement inspiré. Les peuples partout dans le monde sont en révolte. Comme Diogène cherchant
un homme, ils cherchent un nouveau système mondial à visage humain, avec moins prédation et plus de redistribution.
Nous n’avons évidemment pas la prétention de dessiner l’architecture précise de ce nouveau système et de proposer un
plan dont l’application à la lettre permettrait à coup sûr de résoudre la crise et les instabilités du système. Personne n’est en mesure de proposer une telle
solution de manière sérieuse. Cependant, à partir de l’analyse précédente, il est possible d’identifier des pistes d’action pouvant permettre de refonder un écosystème planétaire assaini.
Ces pistes devraient permettre dans un premier temps d’atténuer les incidences problématiques de la mondialisation sur les individus en termes d’emploi et de pouvoir d’achat. Il est possible dans
un second temps, par approches successives, en confrontant les résultats obtenus avec les mesures prises, de procéder par corrections successives jusqu’à l’obtention de progrès significatifs et
décisifs. Ces mesures et corrections ne peuvent produire leur plein effet qu’au travers d’une action politique volontariste, non ambiguë, et de ce fait courageuse parce qu’elle se mettrait en
accord avec cette maxime du Cardinal de Retz [11] : « On ne sort de l’ambiguïté qu’à ses dépends » ; une action qui puisse
convaincre le peuple (travailleurs, consommateurs) qu’elle n’est pas réalisée à ses dépends, qu’elle est menée avec compétence et rigueur.
Avant de présenter ces pistes, illustrons les contradictions (on pourrait même parler d’un manque d’envergure [12])
des gouvernements européens dans gestion de la crise économique travers la politique des prix de l’énergie (pétrole) et le traitement du déficit public (critères de Maastricht).
Au moment le plus aigu de l’envolée du prix du pétrole en 2008, avec un prix du baril qui a grimpé jusqu’à 150 dollars, le prix de l’essence a de manière concomitante suivi la même courbe ascendante
pour atteindre environ 1,50 euros le litre à la pompe en France par exemple. Entretemps, le prix du baril est redescendu jusqu’aux alentours de 70 dollars (avec ensuite une légère remontée), mais
le prix de l’essence à la pompe est resté scotché autour de 1,40 euros le litre. Il est difficile dans de telles conditions de convaincre le consommateur que « quelqu’un ne lui fait pas ses
poches » ! Concernant le critère de Maastricht pour les déficits publics des pays de l’Union Européenne, fixé à un maximum de 3%, la faiblesse relative de
ce plafond fausse l’appréciation de l’ampleur de la dette des Etats et du rythme de progression de celle-ci. En effet, selon le critère de Maastricht, le déficit se rapporte au PIB, mais
lorsqu’on le rapporte aux recettes d’un pays, son taux peut grimper jusqu’à 40% à 50%. Cela revient donc à dire qu’en l’absence de croissance (c’est le cas dans la plupart des pays d’Europe), et
en maintenant le même volume des dépenses, un pays dépense chaque année 1,4 à 1,5 fois le montant de ses recettes (sans même compter la charge de la dette). On voit par là que si rien n’est fait,
la dette des Etats se creuse indéfiniment et conduit ceux-ci à une banqueroute certaine. En réalité, compte tenu de la faiblesse de la croissance, il faudrait viser non pas 3% mais l’équilibre 0%
pour seulement arriver à stabiliser le niveau de la dette, sans même parler de la rembourser. Il convient d’expliquer clairement cela aux citoyens, ce que les gouvernements en place s’abstiennent
de faire.
Les actions pouvant être développées pour corriger les dérives du système devront notamment s’attacher
à :
-
libérer le pouvoir politique de l’emprise de la finance,
-
redonner un certain pouvoir de régulation des marchés aux instances politiques,
-
taxer de manière dissuasive les transactions financières spéculatives,
-
éliminer les paradis fiscaux,
-
rétablir la possibilité d’ériger de manière ponctuelle et négociée des barrières douanières,
-
favoriser l’émergence d’un monde multipolaire où chaque pôle jouit de l’autonomie suffisante pour influer sur les
décisions engageantes pour sa stabilité et sa survie.
Une des causes de la faiblesse des dirigeants politiques provient de l’importance croissante de l’argent dans le
processus des élections. La nécessité de préparer sa réélection oblige l’homme politique à ménager les intérêts de ceux qui financent sa prochaine campagne. Dans les démocraties occidentales
aujourd’hui, le président élu passe pratiquement la deuxième moitié de son mandat à préparer sa réélection, évitant ou différant toute décision importante de peur de mécontenter l’électeur ou le
soutien financier. Ce temps est perdu. La dernière bataille en Amérique autour du relèvement du plafond de la dette aurait pris une tournure moins pathétique si le président américain n’avait à
cœur de ne pas compromettre ses chances de réélection.
Pour s’affranchir de cette contrainte, il faut libérer les hommes politiques de l’obsession du second mandat. Une
solution possible serait une réforme instituant un seul mandat, non renouvelable (consécutivement), dont la durée pourrait être allongée à 6 ou 8 ans pour laisser le temps nécessaire à la mise en
place d’un programme politique sérieux. Une telle approche présente plusieurs avantages :
-
Le président ne serait plus accaparé par sa réélection et se consacrerait à 100% à diriger le pays.
-
L’opposition gagnerait moins à critiquer systématiquement l’action du gouvernement (celui-ci n’est plus un
adversaire de la future échéance électorale) et plus à élaborer et expliquer son programme politique pour la prochaine mandature. Le gouvernement en place rencontrerait moins
d’entraves.
Cette évolution pourrait éventuellement être encadrée par une disposition inspirée de la notion
d’ « empeachment » du droit américain, pour obliger le président à rester dans les limites de la légalité. Elle devra s’accompagner de la restauration d’un pouvoir de régulation de
l’Etat, afin que les instances politiques puissent prendre en compte l’intérêt collectif à travers des mesures permettant de corriger les excès du capitalisme et d’atténuer les conséquences
négatives de la mondialisation.
Une taxation dissuasive des activités spéculatives devrait permettre de réorienter les flux financiers vers des
activités de production plus classiques et génératrices d’emplois à divers niveaux de qualification. Il n’y a en effet aucune justification économique à ce qu’un produit (une cargaison de pétrole
par exemple) puisse être achetée et revenue un grand nombre de fois entre le lieu de production et sa destination, en prélevant des commissions sur chacune de ces transactions qui se répercutent
au final sur le consommateur.
Il est également indispensable de rétablir une certaine visibilité du monde de la finance (et pas seulement de ses
effets). Le monde de la finance n’est presque jamais incarné visuellement, alors qu’il devient plus clair chaque jour que ce milieu décide de l’avenir des Etats, y compris des Etats les plus
puissants et les plus démocratiques, et du sort des travailleurs partout sur la planète. Comme aux hommes politiques, le citoyen doit pouvoir lui demander des comptes. Dans cette optique,
l’élimination des paradis fiscaux paraît une mesure pouvant contribuer à responsabiliser ces acteurs économiques.
Il peut s’avérer nécessaire, par exemple pour laisser du temps au développement et à l’organisation de marchés
intérieurs et de producteurs locaux, de rétablir des barrières douanières négociées, et des taxations ciblées et limitées dans le temps. Par exemple l’importation massive de volailles européennes
subventionnées en Afrique (dit poulet congelé) est une véritable catastrophe pour les producteurs locaux, qui se retrouvent ruinés par une concurrence qu’ils ne peuvent suivre avec le retard
actuel de leurs méthodes agricoles et sans aucun soutien de leur gouvernement.
L’émergence d’un monde multipolaire, avec la montée en puissance de l’Asie et de l’Amérique latine - en contrepoids de
l’influence du bloc occidental entrainé par les Etats-Unis - et peut-être demain de l’Afrique, devrait atténuer la tentation de recourir aux rapports inégaux que cet occident a imposé au reste du
monde jusqu’à maintenant. Il n’échappe aujourd’hui à personne que parce que la Chine et l’Inde ont accumulé suffisamment de capitaux pour passer des commandes de montants très importants aux
entreprises occidentales, ces pays disposent par ce biais de moyens très efficaces pour obtenir d’importantes concessions ou compensations de la part de ces occidentaux, à l’occasion de la
signature de contrats [13][14].
La gravité des désordres économiques engendrés par la mondialisation, ainsi que leur caractère systémique, imposent
que toutes les mesures exposées dans cet article, et sans doute d’autres, soient entreprises simultanément et sans délai. S’impose également la nécessité de réfléchir à une gouvernance mondiale
pour les grands enjeux de la planète, parmi lesquels l’enjeu écologique (préservation de la planète) et la redistribution du pouvoir d’achat à travers notamment l’emploi. Cela peut être
l’occasion de poser les bases d’une gestion concertée de la planète tenant compte de la diversité des peuples et des conceptions du monde.
Eugène WOPE
19/12/2011